Chapitre 9

 

— CLEA ?

Cette fois-ci, c’était Ben.

— Est-ce que ça va ?

Est-ce que j’allais bien ? Franchement, je n’en avais aucune idée. Étais-je devenue folle ? Devais-je dire à Ben ce que j’avais vu ? Il pourrait m’aider à relier toutes les informations avec logique. C’était plus son domaine que le mien.

Mon père. Je devais me concentrer sur mon père. Je ne savais pas qui était Sage, mais il restait mon seul espoir de retrouver mon père. J’avais besoin de Sage, et si je racontais à Ben ce que j’avais découvert, il tirerait la pire des conclusions et ferait tout son possible pour empêcher nos retrouvailles.

Je devais garder ces informations pour moi. Il fallait que je fasse comme si rien n’avait changé.

— Clea ?

— Ça va, Ben !

Je me suis séchée, j’ai composé un sourire sur mon visage et j’ai émergé.

— Je suis désolée.

— Est-ce que ça va ?

— Mais oui, tout va bien.

— Tu as vu que Sage avait un vrai Michel-Ange ? Et un Rubens ?

Évidemment, il avait tout ça. Il les avait probablement tous connus.

— Ouah, il doit dépenser une fortune sur eBay, ai-je préféré répondre.

— Qui n’achète pas des chefs-d’œuvre d’un million de dollars sur Internet ?

— Peut-être pas sur eBay, d’accord…

— Clea ? a lancé Sage alors que nous revenions dans la pièce principale.

Au moment où j’ai levé les yeux, je me suis mise à hurler.

Sage brandissait un couteau.

— Clea ? Qu’y a-t-il ? a-t-il demandé.

— Rien, pardon… c’est un gros couteau.

Il a éclaté de rire.

— J’ai des restes de dinde dans le frigo. J’allais nous préparer des sandwichs. Ça t’ira ?

Une dinde. Le couteau était pour la dinde.

— Ouais, formidable. Merci.

J’ai affiché un sourire forcé. Sage s’est remis à découper la volaille, mais en me regardant comme si j’avais perdu la tête.

— On devrait t’emmener voir un médecin.

— Tout va bien. Je suis juste un peu perturbée par, euh, tu vois.

— Je comprends.

Comme par magie, je réussis à garder tout mon bon sens pendant les quinze minutes suivantes. Sage a fini les sandwichs, vérifié deux fois qu’il avait pris tous les documents nécessaires à Larry Steczynski, et rassemblé des vêtements dans un petit sac de voyage. Chaque fois qu’il regardait dans ma direction, j’avais l’impression qu’il savait exactement ce que j’avais vu et fait. Ça ne lui plaisait pas, et il allait trouver le moyen de me le faire payer.

Dès que nous avons quitté la maison, j’ai senti que je pouvais recommencer à respirer. Je suis restée collée à Ben sur tout le parcours éclairé par la lune qui nous a menés au garage. Aucune chance pour que je m’installe à côté de Sage. J’ai dit à Ben de passer à l’avant en prétextant que j’avais encore un peu mal au cœur et que ça m’éviterait d’avoir à faire la conversation.

Sage et moi avions-nous été réincarnés à plusieurs reprises au fil des siècles ? D’une certaine façon, ça expliquerait tout. Sauf que j’avais été quatre femmes différentes, à ma connaissance, et qu’il avait été… Sage. Donc, ça voulait dire qu’il était en vie depuis, disons cinq cents ans ?

J’avais du mal à croire que ce puisse être absurde à ce point-là, d’autant que mes autres explications étaient tout aussi aberrantes. Il y avait la théorie de l’incube, mais les esprits pouvaient-ils perdre du sang ? Si je ne raffolais pas autant que Ben de ces histoires, il me semblait que, par définition, un esprit ne pouvait pas saigner. Or, j’avais vu Sage saigner. C’est moi qui l’avais blessé. Non pas qu’il ait souffert ; il avait cicatrisé à une telle rapidité…

« À petites doses, il a d’incroyables pouvoirs de guérison », répéta Ben dans ma tête. C’est ce qu’il avait dit plus tôt, en parlant de… l’élixir de vie.

L’élixir de vie, ce truc cinglé, bidon et complètement insensé.

Est-ce que ça pouvait exister ? Sage en avait-il pris ? Assez pour le maintenir en vie, jeune et capable de guérir en un temps record depuis cinq cents ans ?

Et si c’était le cas, tout ce temps lui avait-il servi à retrouver la même femme, plusieurs fois dans différentes incarnations pour l’aimer… ou la détruire ?

Nous nous sommes arrêtés devant un magasin près de l’aéroport pour que Larry Steczynski puisse m’acheter une paire de chaussures à bas prix, et pour Ben et moi un sac matelot rempli de tout ce que nous avions envie de faire passer comme nos « bagages ». Prendre des allers simples Rio-New York et voyager sans effets personnels aurait risqué d’éveiller les soupçons.

Pendant le shopping, j’ai mis mes suspicions de côté pour pouvoir me comporter à peu près naturellement. J’avais tendance à perdre de vue le sens du mot « normal », ces jours-ci. En arrivant à l’aéroport, M. Steczynski s’est servi de son American Express noire avec une grande générosité, nous offrant à tous des places en première classe sur le prochain vol pour JFK.

J’avais à peine dit deux mots à Sage depuis ma découverte. Je craignais qu’il ne le remarque. Je me creusais la tête pour trouver quelque chose de banal et de naturel à lui dire, mais au moment où nous sommes arrivés devant la porte d’embarquement, tout ce que j’avais trouvé était:

— Alors ? Comment allons-nous faire pour aller à la maison si on est suivis et qu’on nous attend ?

— Je ne sais pas trop.

— Oh, super ! C’est une excellente idée de se fier à toi, alors, a commenté Ben.

— Et si j’appelais Rayna ? Elle pourrait venir nous chercher. On se planquerait dans la voiture pour que personne ne nous voie arriver dans la propriété, elle irait jusqu’au garage et nous serions à l’intérieur

— Et si quelqu’un nous attendait à l’intérieur ? a demandé Ben.

— Ils ne peuvent pas être certains qu’on vienne. Pourquoi prendraient-ils le risque d’entrer par effraction ?

— Sans doute… s’est amusé Ben.

— Tu as une meilleure solution ?

Il n’en avait pas. Et Sage non plus. J’ai emprunté le téléphone de Larry Steczynski pour appeler Rayna. Personnellement, je ne réponds jamais si je ne reconnais pas l’appelant. Rayna est différente ; elle considère les numéros inconnus comme une ouverture possible vers une nouvelle histoire d’amour.

— Allô ? a-t-elle répondu d’une voix séductrice.

— Salut, c’est moi.

— Clea ! Comment ça va ? Je n’arrête pas de t’appeler depuis des jours. Que t’arrive-t-il ? Où es-tu passée ?

— Désolée, j’ai perdu mon portable. Mais tout va bien.

C’était facilement le plus gros mensonge que j’aie jamais dit de toute ma vie.

— Bien comment ? As-tu rencontré un homme merveilleux au carnaval qui t’a fait perdre la boule ? me taquina-t-elle.

J’aimais bien sa façon de ne voir que deux possibilités : soit quelque chose de terrible s’était passé, soit j’avais été emportée dans le tourbillon d’une folle rencontre.

Je regardai Sage à la dérobée.

— J’ai effectivement rencontré quelqu’un.

— Je m’en doutais ! Je veux tout savoir.

— C’est une longue histoire.

— J’ai tout mon temps. Des détails.

— C’est compliqué. Un truc, quand même : Ben et moi avons des ennuis, et c’est lié à mon père.

— Que s’est-il passé ?

— Je te dirai tout, mais d’abord j’ai un énorme service à te demander. J’ai besoin que tu viennes nous chercher à l’aéroport demain matin, et que tu n’en parles à personne, s’il te plaît. Ça peut sembler dingue, mais je crois que la maison est surveillée et qu’on attend notre arrivée.

— Vraiment ? Je n’ai rien vu de spécial.

— Tant mieux. J’espère me tromper. Peux-tu faire ça pour moi, alors ?

— Bien sûr. Fais attention à toi.

— Je te le promets.

Je lui ai donné la référence de notre vol avant de raccrocher. J’ai levé les yeux vers les garçons. S’ils s’étaient rapprochés autour de la collection d’art de Sage, ça n’avait pas duré. Visiblement, que Sage se rende sur notre territoire était trop pour Ben. Assis l’un à côté de l’autre, ils regardaient droit devant eux sans parler, comme de vraies statues. J’imaginais les quatorze heures de vol qui nous attendaient, moi en tampon entre eux deux, à lutter contre mes doutes au sujet de Sage. Rien que d’y penser, je me sentais lasse. Décidant d’aller faire un tour dans les boutiques du terminal, je fus enchantée de tomber sur l’objet idéal.

J’attendis d’être dans l’avion pour montrer mon achat.

— Cribbage ! ai-je déclaré en brandissant la planche, un jeu de cartes, un crayon et une feuille. Ben et moi allons t’apprendre, comme ça nous pourrons tous jouer.

— Qu’est-ce qui te fait dire que je ne sais pas jouer au cribbage ? a demandé Sage.

— Tu sais y jouer ? a demandé Ben, surpris.

— Il se trouve que je suis un excellent joueur de cribbage, a répondu Sage.

— Vraiment ? Parce que je suis ce qu’on peut appeler un maître du cribbage, a repris Ben.

— Je parie que je joue depuis plus longtemps que toi, a dit Sage.

Je lui lançai un regard. Essayait-il de nous dire quelque chose ?

— J’en doute fort, mais je pense que nous en aurons la preuve quand je t’aurai battu à plates coutures, a affirmé Ben.

— Il est clair que vous oubliez que nous sommes trois à jouer, et que je suis prête à vous écraser tous les deux, ai-je dit.

— Distribue, a lancé Ben.

Ma mère est convaincue de pouvoir établir la paix dans le monde en réunissant les bonnes personnes grâce à des efforts répétés. Je n’en étais pas sûre, mais apparemment le cribbage pouvait aider. Tous les trois, nous étions à peu près à égalité, et Ben fut suffisamment impressionné pour demander à Sage où il avait appris à jouer. Il a raconté que ses parents étaient historiens et qu’ils avaient commencé par lui enseigner une version antérieure du cribbage, un jeu qui s’appelle « noddy ».

— Ah bon ? Tes parents étaient historiens ? Ils enseignaient ? a demandé Ben, sa curiosité professionnelle prenant le dessus.

— Oui, l’histoire de l’Europe. En Europe. Dans un petit lycée. Ils m’ont appris beaucoup de choses, a expliqué Sage.

C’était la porte ouverte au défi, je vis briller les yeux de Ben alors qu’il poursuivit.

— Intéressant. Penses-tu bien connaître l’histoire de l’Europe ?

— Je le pense. En fait, je crois même que c’est ce que je viens de dire.

Ben sourit, et se fit un devoir d’essayer d’évincer Sage. Il lui posa des questions pour l’embrouiller et évaluer la véracité de son histoire, approche que je n’avais pas reconnue comme un test avant de voir les réactions de Sage.

— À ton avis, quelle pièce de Shakespeare a été le mieux interprétée au théâtre du Globe : Henry VIII ou Troïlus et Cressida ? a demandé Ben, en faisant craquer ses doigts.

— Troïlus et Cressida n’a jamais été jouée au Globe. Comme le premier Globe a pris feu pendant une représentation d’Henry VIII et a entièrement brûlé, je dirais que cette pièce a enflammé le théâtre, tu ne crois pas ?

— Bien joué, a acquiescé Ben.

C’était une torture cérébrale, et s’ils gardaient un air détaché, ils penchaient de plus en plus l’un vers l’autre, la sueur perlant sur leur front. C’était fascinant et bizarre.

Au bout de plusieurs heures, Ben a dû admettre qu’il était face à son égal. Il se fit une joie de défier Sage dans toutes sortes de débats traitant de menus détails de périodes dont je ne connaissais rien. Sauf que j’avais la nette impression d’en avoir vécu certaines.

De son côté, Sage éprouvait un plaisir évident à parler du passé avec quelqu’un qui puisse vraiment apprécier les anecdotes détaillées et les histoires qu’il avait apprises grâce à ses « recherches ». Au moment de notre descente vers Miami, ils étaient côte à côte, papotant et ricanant comme deux collégiennes. J’étais assise dans une autre rangée, coincée à côté d’une femme âgée trop parfumée.

Je me demandais si Ben aurait apprécié différemment la conversation si je lui avais dit que je soupçonnais Sage de parler de mémoire, et non pas d’un savoir hérité de ses parents.

J’étais contente qu’ils discutent. Ça me donnait l’occasion de rassembler mes esprits. Je me sentais si proche de Sage. J’avais l’impression qu’on était faits pour être ensemble. Je voulais être avec lui. Pourquoi aurais-je de telles envies s’il m’avait tuée dans une autre existence ? Est-ce que tout serait plus logique s’il ne l’avait pas fait ? Ça pourrait expliquer pourquoi il avait toujours cet air tourmenté : toutes les femmes qu’il avait aimées avaient été assassinées.

Allais-je mourir, moi aussi ?

Il y avait tellement de choses que je ne comprenais pas. Comme les photos. J’avais cru à la surprise de Sage, quand il avait appris qu’il était sur toutes mes photos. Il avait affirmé qu’il ne m’avait jamais vue avant notre rencontre sur la plage. Alors, pourquoi était-il sur mes photos depuis ma naissance ? Serait-ce le signe d’une sorte de connexion spirituelle qui nous aurait rapprochés, une vie après l’autre ? Rayna adorerait cette histoire. Je me demandais ce que Ben en penserait. Plus encore, qu’en penserait mon père ?

En fait, j’avais une idée de ce que mon père en aurait pensé. Il voulait aider Sage. Il lui avait même dit que c’était quelqu’un de bien. Ne devrais-je pas m’y fier ?

À moins que mon père n’ait tellement voulu l’Élixir qu’il se moquait de savoir si Sage était bon ou mauvais. Dans ce cas, il s’était peut-être contenté de dire ce qui l’arrangeait.

Tout cela me donnait mal à la tête.

Je me tournai vers la femme trop parfumée.

— Vous aimez le cribbage ? ai-je demandé.

Deux heures plus tard, et après une partie terriblement longue de Risk (elle ne jouait pas au cribbage, mais elle raffolait du Risk), nous avons atterri. Rayna nous attendait au tapis des bagages.

— Clea ! hurla-t-elle en se jetant dans mes bras.

Ça manquait de discrétion, mais je m’en moquais. Je la serrai de toutes mes forces. En se reculant, elle découvrit Sage et écarquilla les yeux.

— Alors voilà la raison de tes ennuis ! J’approuve totalement, dit-elle en l’observant des pieds à la tête.

— Rayna, je te présente Sage. Sage, voici Rayna.

— Enchanté, dit Sage en tendant la main.

— Tout le plaisir est pour moi. À moins, bien sûr, que ce ne soit réservé à Clea, ce qui serait encore mieux, ronronna-t-elle.

Sage sourit, peut-être en rougissant un peu. Avant de nous conduire à la voiture, Rayna insista pour que j’enfile son gros manteau d’hiver. Dehors, il faisait un au-dessus de zéro et j’étais toujours vêtue de ma petite robe noire. Bien sûr, Rayna portait un bustier push-up en dentelles. Elle s’accrocha au bras de Sage « pour éviter de glisser sur les trottoirs gelés », même si son but principal devait être de vérifier si son biceps était aussi musclé qu’il en avait l’air. À la mimique qu’elle fit en ouvrant la bouche, il l’était.

— Ils formeraient un joli couple. Tu ne trouves pas ? a commenté Ben en indiquant Sage et Rayna. J’ai préféré me contenter d’un « mmm ».

Dans la voiture, je me suis glissée sur le siège passager, à côté de Rayna. Rien qu’avec ses yeux, elle m’a demandé si Sage était à moi. En plissant le nez, j’ai expliqué que c’était compliqué. Elle a fait oui de la tête, elle comprenait, avant de lever les yeux au ciel pour dire que je serais folle de ne pas sortir avec lui. La conversation entière prit une seconde.

Pendant les deux heures et demie de trajet jusqu’à Niantic, j’ai appris à Rayna tout ce que j’ai pu, à peu près tout sauf ce que j’avais découvert chez Sage. Ça faisait beaucoup de bizarreries, mais Rayna écouta tout calmement. Au moins, maintenant, elle comprenait pourquoi nous devions être prudents pour aller chez moi.

Rayna éclata de rire.

— Mais c’est parfait ! Tu n’aurais pas pu trouver de meilleure date pour ton retour !

— Que veux-tu dire ? ai-je demandé.

— Ta mère a téléphoné ce matin. Une importante personnalité du gouvernement vient en visite d’Israël et ta mère a décidé qu’ils atteindraient mieux leurs objectifs en improvisant un gigantesque déjeuner concocté par Piri chez vous.

Incroyable ! Il n’y avait que ma mère pour concevoir à la dernière minute un déjeuner pour un groupe de dignitaires dont les emplois du temps étaient probablement gravés dans la pierre depuis des mois. C’est pour ce genre d’actions inédites qu’elle était célèbre.

— Tu veux dire que… ? ai-je commencé.

Mais Rayna a fini pour moi, en éclatant de rire

– … que le service de sécurité a débarqué à six heures du matin pour passer la propriété au microscope et qu’ils ne partiront qu’une fois la fête terminée. S’il y avait des gens dangereux à proximité de la maison, ils sont soit partis depuis longtemps, soit derrière les barreaux.

Formidable ! Je n’aurais pas fait mieux en cherchant à tout programmer. Je me retournai sur mon siège.

— Prépare-toi, Sage. Je te garantis que rien de ce que tu as vécu ne ressemble à Piri et à ma mère en action.

— Je suis certain qu’elles sont impressionnantes, a répondu Sage.

De toute évidence, il n’en avait aucune idée. Il allait le découvrir.

Rayna avait raison. Les services secrets étaient partout. Ils connaissaient Ben et Rayna, mais « Larry Steczynski » devait être contrôlé. S’il y avait le moindre doute sur l’authenticité de sa fausse carte d’identité, il serait interrogé. Tandis qu’il attendait que la sécurité fasse son travail, je me demandais à quel point notre mission pour retrouver mon père serait retardée par un séjour de Sage en prison.

— Tout est en ordre, a fini par dire l’agent responsable. Super, on pouvait entrer ! Sage a poliment insisté pour que Rayna et moi passions devant lui.

— Je ne sais pas si c’est une bonne idée, ai-je dit sans qu’il en tienne compte.

Rayna, Ben et moi avons partagé un sourire entendu, avant que je ne hausse les épaules en mettant un pied sur le paillasson… déclenchant immédiatement l’alarme Piri. Je ne sais pas comment elle faisait pour savoir : elle était loin, à la cuisine, mais dès que j’ai mis le pied dans l’entrée, elle a surgi en agitant les bras, un cri aigu jaillissant de sa gorge.

— Aiiiieeee !

— C’est lui qui m’a dit d’avancer, Piri, me suis-je défendue en balançant joyeusement Sage. J’ai essayé de le prévenir…

Piri s’est placée devant Sage, sa tête lui arrivant à peine au sternum, et a appuyé un doigt sur son torse pour souligner chacun de ses mots de réprimande.

— On ne laisse jamais une femme entrer dans cette maison avant un homme ! Ça porte malheur Quand la sénatrice travaille, en plus !

Elle nous a forcés à ressortir et a fermé la porte après avoir craché trois fois sur le perron (évitant de justesse les chaussures d’un agent du service secret), puis elle a envoyé un regard torve à Sage en lui demandant de faire la même chose.

— Je ne pense pas avoir besoin de cracher sous le porche de Clea… a avancé Sage, mal à l’aise, mais le regard de Piri s’est assombri, se faisant de plus en plus violent jusqu’à ce que Sage cède… et crache trois fois.

Piri a souri fièrement, avant d’ouvrir la porte en faisant signe à Sage d’entrer. Ben l’a suivi et en passant, il a murmuré à l’oreille de Piri :

— Si ça avait été moi, je serais passé en premier.

— C’est parce que tu es un garçon intelligent, a dit Piri en l’embrassant sur les deux joues.

Quand nous fûmes tous entrés, Piri nous a accueillis comme si c’était la première fois qu’elle nous voyait, nous serrant dans ses bras pour nous embrasser sur les deux joues.

Tandis qu’elle nous conduisait vers le déjeuner qui faisait rage dans l’autre pièce, Ben a lancé à Sage avec satisfaction:      

— Tu vois, un vrai spécialiste de l’Europe n’aurait pas cédé à ces vieilles superstitions.

Sage a grimacé.

Ma mère n’avait pas organisé une grande réception, mais la réunion de toutes ces fortes personnalités donnait l’impression que la pièce était pleine. Comme c’était souvent le cas, ma mère était la seule femme de la fête. Parmi ses invités, il y avait sept membres supérieurs du Comité des relations étrangères et un homme que j’aurais dû reconnaître, me semblait-il, et que j’imaginais être le diplomate israélien. Ils se régalaient en piochant dans des plateaux croulant sous le poids d’amuse-gueules traditionnels hongrois comme des langes (petits pains à l’ail, crème aigre et fromage), plusieurs sortes de pogàcsa (petits-fours), des körözött (fromage à tartiner au paprika) et des fasirt (boulettes de viande). Tout le monde était assis sauf ma mère, qui était en train de raconter une histoire colorée sur une promenade à cheval qu’elle avait faite avec un autre diplomate étranger.

— Alors je me suis retournée, et j’ai vu qu’il avait enlevé son tee-shirt ! Même le cheval n’en croyait pas ses yeux, mais la presse s’est régalée et ils ne se sont pas gênés pour prendre des photos. Là, il s’est frappé le torse en s’écriant : « Torse vigoureux, on m’appelle ! Torse vigoureux ! » Puis il m’a mise au défi de faire un combat de lutte contre lui.

Tout le monde a ri, tandis qu’elle levait les yeux au ciel d’un air dramatique, puis le sénateur Blaine du Delaware, le meilleur ami de ma mère dans la commission, lui a posé la question qu’elle attendait.

— Est-ce que vous l’avez fait ?

— Oh que oui ! Je l’ai mis à terre en dix secondes.

Les éclats de rire ont redoublé, et ma mère a levé son verre pour trinquer à la santé de tous avant d’avaler sa palinka, l’eau-de-vie hongroise que Piri avait achetée pour l’occasion. Ma mère a salué sous les applaudissements avant de se rasseoir dans son fauteuil.

Puis elle m’a vue.

— Clea ! Viens par ici.

Le sourire aux lèvres, j’ai couru vers elle. Elle m’a serrée de toutes ses forces.

— Comme tu m’as manqué, mon bébé !

S’écartant de moi, elle m’a tournée vers le groupe, les mains sur mes épaules.

— Je suis certaine que vous vous souvenez tous de ma fille incroyablement brillante, Clea, pour qui nous travaillerons tous un jour. Clea, tu connais les sénateurs, et voici Imi Sanders, le ministre israélien des Affaires étrangères.

— Ravie de faire votre connaissance, ai-je dit en serrant la main du ministre.

— Tout le plaisir est pour moi, a-t-il répondu.

— Et bien sûr, vous connaissez tous Rayna, a ajouté ma mère en la montrant dans la foule, l’ami de Clea, Ben, et…

Elle a regardé Sage d’un air interrogateur.         

— Qui est ce jeune homme ?

Brièvement, je passai en revue toutes les explications que je pourrais donner à la présence de Sage, mais le regard de ma mère sur lui me disait qu’elle avait déjà eu vent d’une liaison amoureuse, et qu’elle y croirait même si je lui disais qu’il n’était qu’un ami. Et si elle croyait qu’il me plaisait, aucun déjeuner politique ne l’empêcherait de nous faire asseoir pour mettre Sage sur la sellette devant tout le monde. Elle chercherait à déterrer tous les points fâcheux pour m’éviter de souffrir en les découvrant par moi-même. Elle pourrait même encourager ses invités à faire comme elle, et je savais qu’ils seraient heureux de la suivre. C’était déjà arrivé avec Rayna.

Le problème était que je ne pouvais pas rester au déjeuner de ma mère. J’avais besoin d’aller fouiller dans les affaires de mon père et je voulais finir avant que le ministre israélien et son service secret ne quittent la maison et la laissent ouverte aux visiteurs indésirables.

— C’est Larry Steczynski ! Vous pouvez l’appeler Sage. C’est mon nouveau petit ami ! est soudain intervenue Rayna, en passant son bras sous celui de Sage.

À son grand mérite, Sage n’a eu l’air que légèrement surpris.

Ce n’est qu’une chose de plus à ajouter à la longue liste des raisons pour lesquelles j’aime Rayna. Elle savait exactement ce que je pensais, et elle avait trouvé la réponse qui me sortirait d’affaire.

— Oh, vraiment ? Il faut qu’on parle alors, a dit ma mère avant de se tourner vers les invités Messieurs ?

Sans hésiter, tous les sénateurs ainsi que le ministre israélien ont accepté de valider comme prochain sujet au programme les défauts et les qualités de Sage en tant que partenaire de Rayna. Alors que ma mère prenait le couple par la main pour les entraîner vers le canapé, deux sénateurs se sont poussés pour leur faire de la place. Sage m’a adressé un regard si plaintif que j’ai failli éclater de rire.

— Ben et moi revenons vite. Nous avons des choses à voir pour Alissa Grande, ai-je dit.

— Faites vite ! Nous reprenons l’avion pour Washington dans deux heures. Je veux te voir avant de partir. Je me souviens à peine de ton visage, a dit ma mère.

Je lui ai promis de me dépêcher, avant de m’échapper avec Ben, juste à temps pour entendre le sénateur Blaine s’éclaircir la gorge et demander:  

— Alors, Sage, y a-t-il dans ta conception de la femme quelque chose qui puisse interférer avec ton devoir de traiter Rayna avec tout le respect qu’elle mérite ?

— Il a peut-être vaincu des militants New Age avides de pouvoir, mais je parie que c’est sa première audition de confirmation par un sénateur, ai-je murmuré à l’oreille de Ben.

— C’est une punition cruelle et inhabituelle, Clea, mais ça me plaît, a rétorqué Ben en souriant.

— J’imagine que tout ce qui a un rapport avec l’élixir de vie doit être dans l’atelier de mon père. Qu’en penses-tu ?

— Commençons par là, a confirmé Ben.

Nous sommes descendus dans son atelier. Nous avons ouvert la porte et contemplé la montagne de feuilles, de livres et de dossiers.

— Ça pourrait prendre une vie entière, ai-je dit.

— Il suffit de réfléchir. Commençons par ses affaires qui parlent spécifiquement de l’Élixir. Je vais passer en revue tous les dossiers de l’ordinateur pour que tu puisses survoler ceux qui nous intéressent. Je vais me charger de tout ce qui est écrit à la main.

— Alors, on va tout étudier pour trouver une référence quelconque à une dame à la peau noire ? ai-je demandé.

— Une dame noire ?

— Sage a parlé d’une dame noire. J’ai du mal à croire que mon père ait pu dire ça. J’ai du mal à croire qu’on puisse dire ça en général, mais si Sage est en vie…

— Si Sage est en vie… quoi ? a demandé Ben.

J’étais sur le point de dire que Sage avait dû naître aux alentours de l’an 1500 et qu’il devait parfois avoir du mal à s’y retrouver dans les convenances, mais je n’avais pas encore avancé ma théorie à Ben, et ce n’était pas le moment. Le temps pressait.

— Sage a pu le paraphraser. C’est sûrement ça.

— D’accord. C’est logique. Donc, une femme qui ne serait pas de type caucasien.

Il a extrait tous les dossiers de l’ordinateur sur l’élixir de vie et je les passai tous au crible pendant que Ben parcourait les carnets de notes.

Au bout de deux heures, nous avions regroupé toutes sortes d’informations sur l’Élixir, son histoire et ses pouvoirs. J’ai même trouvé un dossier sur les deux groupes qui étaient à la recherche de Sage : Vengeance maudite et Les Sauveurs de la vie éternelle.

Le groupe Vengeance maudite s’appelait ainsi parce qu’ils pensaient que leur lignée avait été maudite par l’Élixir depuis des générations. Ils croyaient qu’en le trouvant et en le détruisant, ils pourraient sauver leur peau. Les Sauveurs de la vie éternelle voulaient l’Élixir pour la raison opposée : ils croyaient que c’était leur devoir de le conserver à l’abri, et de décider du meilleur usage à faire de ses pouvoirs.

Le dossier de mon père confirmait ce qu’avait dit Sage : que l’origine des deux groupes remontait à la Renaissance, mais qu’ils étaient plus forts depuis que mon père avait déterré les fioles. Si les deux groupes s’étaient déployés dans le monde entier, ils restaient unis par le biais de plusieurs sites Internet cryptés. Mon père avait fait la liste de tous ces sites, avec le code d’accès pour l’un d’eux. Après vérification, il appartenait bien aux Sauveurs de la vie éternelle. C’était un forum de discussion, où les membres pouvaient échanger des informations. Les posts étaient assez rares, ce qui me faisait dire que ce site n’était pas le noyau du groupe. Malgré tout, j’imprimai les pages du site et le code. Ça ne pouvait pas faire de mal d’avoir le plus d’informations possible sur nos ennemis.

Malheureusement, ni Ben ni moi n’avions trouvé quoi que ce soit sur la « dame noire », et le temps pressait. La réception de ma mère, et la protection qu’elle nous offrait, pouvait s’arrêter d’une minute à l’autre.

— C’est de la folie, nous n’avançons pas, ai-je dit. Ben, l’air lessivé, débraillé, se passa les mains dans les cheveux.

— Je sais. Il faut trouver une autre idée.

Nous avons réfléchi. Sans rien trouver.

— Bon, peut-être que la « dame noire » n’est pas vraiment une personne. C’est peut-être un code, ai-je fini par dire en réfléchissant.

— Un code ?

— C’est possible. Peut-être que les lettres représentent d’autres lettres. Je ne sais pas… je cherche… je m’emballe… je devrais me mettre au café.

— Non, non, c’est bien. Un code, c’est bien. Ça pourrait être un truc caché dans la littérature, même. La littérature est pleine de codes. Comme les sonnets de Shakespeare.

Ben s’est soudain redressé comme s’il venait de prendre un coup sur la tête.

— Oh, mon Dieu !

— Quoi ?

— Les sonnets de Shakespeare ! La Dame Noire ! Il a écrit vingt-sept sonnets sur une femme appelée la Dame Noire ! Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt!

C’était à mon tour de me redresser.

— Et mon père était obsédé par Shakespeare avant sa disparition.

Nous nous sommes regardés un moment, avant de plonger dans les piles de documents de mon père à la recherche de tous ses livres sur Shakespeare. Ils étaient remplis d’annotations, de passages soulignés, la plupart de ces notes étant liées à la Dame Noire, mais il n’y avait rien qui puisse nous être utile. Juste un tas d’astérisques, de flèches et de soulignages.

— Je vois souvent la référence « voir dossier », ai-je dit à Ben.

— Moi aussi. Dossier d’ordinateur ? a-t-il demandé en levant la tête vers moi.

Retournant à l’ordinateur, nous avons inspecté ses dossiers jusqu’à en trouver un intitulé « Shakespeare ». À l’intérieur un fichier s’appelait « Dame Noire », et il contenait un document Word nommé « DNLXR. doc ».

— Dame Noire LXR. Dame Noire Élixir.    

— Oui ! s’est exclamé Ben.

Nous nous sommes tapé dans les mains, comme deux geeks qui auraient trouvé un algorithme, avant d’ouvrir le fichier.

— Le fichier est protégé par un mot de passe, ai-je lu.

— Allez ! a grommelé Ben.

— Des mots de passe… quels sont les mots de passe de mon père ? Il écrivait tous ses mots de passe, comme il n’avait aucune mémoire. Cherche partout pendant que j’essaye des mots.

Ben savait comment mon père conservait ses mots de passe : imprimés sur des étiquettes collées à l’intérieur de ses tiroirs et de ses placards. Ben ouvrit tout pour les noter, pendant que j’essayais tous les mots de passe qui pouvaient avoir un sens pour mon père. J’essayais plusieurs combinaisons de mon nom, de ceux de ma mère, de mon père, de Rayna et de Ben, nos dates d’anniversaires, le mot « GloboReach », la date de création de GloboReach, la date de mariage de mes parents…

— Rien. Je n’arrive à rien. Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? ai-je lancé, frustrée.

— Attends, attends, j’en ai quelques-uns, dit Ben avant de lire vingt mots de passe.

Aucun n’était le bon.

— Ça fait chier ! Le seul fichier de tout l’ordinateur qui soit protégé par un mot de passe ! ai-je hurlé.

— Exact. Réfléchissons. Pourquoi Grant aurait-il protégé ce fichier en particulier ?

— Pour frustrer à fond sa fille et son meilleur ami ?

— Bonne idée, mais peut-être pas la bonne réponse.

— Parce qu’il est important.

— D’accord. Ton père croit à l’Élixir. C’est tout pour lui. Il le trouve et il change le monde. Les mauvaises personnes le trouvent et c’est la catastrophe. Alors, si ce fichier est la clé permettant de le trouver, il est évidemment protégé par un mot de passe.

— Mais nous avons déjà essayé tous ses mots de passe.

— Nous avons regardé dans les endroits habituels. Pour quelque chose d’aussi important, il a dû choisir un lieu sûr, un endroit dont il serait le seul à avoir accès et qui serait sur lui en permanence, a dit Ben.

— Comme quoi ? Le seul objet qu’il gardait en permanence sur lui, c’est…

Ben et moi avons trouvé la solution en même temps.

— Sa montre!

Immédiatement, je plongeai la main dans la sacoche de mon appareil photo pour en sortir sa montre. Je la retournais dans tous les sens, à la recherche de ce qui pourrait ressembler à un mot de passe. L’inscription de ma mère, peut-être ? En l’inspectant, je remarquai les petites éraflures sous les mots.

— Que penses-tu de ça ? Ce ne seraient que des rayures ? ai-je demandé en les montrant à Ben.

— Je ne sais pas… c’est tellement petit…

— Une loupe ! Mon père a une loupe pour observer les photos.

Ben fouilla dans les tiroirs puis cria:

— Je l’ai !

Il me lança la loupe pour que je puisse examiner les éraflures de près. On pouvait lire « foicouragesagesse ». Foi, courage et sagesse, les trois parties de l’iris. Avec un large sourire, je l’entrai dans la fenêtre de l’ordinateur.

— On l’a ouvert ! criai-je.

Ben me rejoignit pour lire par-dessus mon épaule et passer le fichier en revue avec moi. Il y avait des tonnes d’informations, mais l’essentiel disait qu’en faisant ses recherches sur l’élixir de vie, mon père avait trouvé un obscur ouvrage spécialisé qui reliait l’Élixir à Shakespeare. Le livre citait une pièce de théâtre perdue de Shakespeare : Peines d’amour gagnées. Seul le titre était resté, et tandis qu’on pouvait supposer que la pièce était une suite de Peines d’amour perdues, le livre de référence de mon père affirmait qu’il s’agissait de l’histoire d’un couple d’amoureux, unis puis arrachés l’un à l’autre à cause de l’élixir de vie. Les auteurs allaient jusqu’à avancer que l’histoire était inspirée d’une amoureuse de Shakespeare, la Dame Noire.

En partant de là, mon père avait poussé ses recherches. Il voulait savoir qui était cette Dame Noire, et si elle avait un rapport avec l’Élixir. Il s’était plongé dans des tonnes d’analyses sur le sujet, autant que dans les sonnets en question. Après une étude exhaustive, il avait fini par rejeter toutes les théories les plus courantes sur l’identité de la Dame Noire. Il croyait que la Dame Noire était une femme appelée Magda Alessandri, que beaucoup tenaient pour une sorcière. Mon père se demandait si cette réputation venait d’un lien complexe avec l’élixir de vie et il avait voulu en savoir plus sur elle. Il avait même réussi à retrouver des descendants vivants, et les avaient rencontrés et interrogés pendant ses visites dans différents avant-postes de GloboReach sur toute la planète.

Tout en bas du document, mon père avait écrit « EURÊKA ACTUELLE MAGDA ALESSANDRI CHAMBRE DE CLEA 121».

— Tu crois qu’il a trouvé la descendante de la Dame Noire qu’il cherchait ? ai-je demandé à Ben. Il fit oui de la tête.

— Et elle s’appelle également Magda Alessandri. Mais que veut dire « chambre de Clea 121 » ?

— Un autre code ? Une double protection pour l’adresse de la femme ? L’aurait-il caché quelque part dans ma chambre ?

Nous nous sommes regardés avant de sortir de l’atelier en courant pour monter les deux étages menant à ma chambre. Une fois là-bas, j’ai allumé mon ordinateur.

— Il a peut-être rangé un fichier dans mon ordinateur ?

Ben acquiesça.

— Cherche un fichier que tu n’aurais pas créé toi-même. Il pourrait être protégé par le mot de passe « 121 ».

J’étais d’accord, mais au bout d’une demi-heure passée à fouiller mon ordinateur, je n’avais rien trouvé sur le disque dur que je n’aie personnellement enregistré.

— Non ! m’écriai-je, frustrée. Allez, on est tellement près du but !

— Ne t’énerve pas. On y est presque. Ça doit être autre chose. 121… une date, peut-être ? Le 21 janvier ? Ou alors le 1er décembre ? Regarde dans le calendrier, il y a peut-être entré quelque chose.

— Rien. Qu’est-ce qu’on fait ?

— Je ne sais pas. On s’est peut-être trompés pour l’ordinateur.

Ben survolait désespérément la chambre des yeux en quête d’une idée.

— Clea ! Descends ? C’est l’heure de se dire au revoir et j’aimerais te voir avant de partir ! lança ma mère d’en bas.

Non, nous étions fichus ! Le service secret était sur le point de partir et nous n’avions toujours aucune idée…

— Cribbage ! Quel est le dernier score au cribbage ? demanda Ben en se précipitant vers la planche pour la décrocher du mur.

— 121, ai répondu, puis j’ai écarquillé les yeux en comprenant : 121 ! 121, c’est ça !

Ben examina la planche, puis la retourna pour enlever le panneau métallique qui fermait le compartiment des pions. Il plaça les pions dans sa main, regarda à l’intérieur et ferma les yeux… de défaite ?

— Ben ? demandai-je nerveusement.

Souriant, il leva la planche de façon à me montrer l’intérieur. En tout petit, dans le compartiment des pions, deux nombres étaient inscrits sur deux lignes. Celui du dessus commençait par le signe moins, et les deux étaient des décimaux. En dessous, on pouvait lire « petite porte ».

— Que sont ces nombres ? Une équation ? demandai-je.

Le sourire de Ben se fit encore plus large.

— Des coordonnées. Latitude et longitude.

— L’endroit où se trouve Magda Alessandri Ben acquiesça. Je criai en me jetant dans ses bras.

— Clea ? appela ma mère.

— J’arrive.   

Sachant qu’il y avait de grandes chances pour que nous ne revenions pas à la maison avant longtemps, je jetai quelques affaires dans un sac. J’ajoutai du maquillage. Après tout, je n’avais aucune raison d’avoir une tête de fugitive, même si je me comportais comme telle. Vidant mes porte-monnaie, je rassemblai tout mon argent liquide. J’étais certaine que l’American Express noire de Larry Steczynski couvrirait nos dépenses, mais j’aimais bien avoir de l’argent sur moi, ne serait-ce qu’un tout petit peu. La dernière chose que je mis dans mon sac fut la planche de cribbage avec les coordonnées secrètes à l’intérieur.

Mission accomplie. Descendant précipitamment dans l’entrée, nous sommes arrivés juste au moment où tous les convives s’en allaient. Rayna embrassait tout le monde avec un grand sourire, acceptant les vœux de bonheur pour sa grande histoire d’amour. Sage avait l’air ahuri.

— Comment ça s’est passé ? ai-je demandé.

— Je pense que ta mère vient d’instaurer la paix au Moyen-Orient et a mis un terme aux politiques des bipartisans… tout cela en négociant les accords de mon mariage avec Rayna.

— Ça ne m’étonne pas. Combien d’enfants allez-vous avoir ?

— Quatre. Mais on ne doit pas commencer avant qu’elle ait vingt-six ans, c’est-à-dire trois années après le mariage. Oh, et nous allons passer notre lune de miel dans la maison du bord de mer du ministre, à Tel-Aviv.

— C’est chouette. Je viendrai vous dire bonjour. Sage secoua la tête, toujours aussi effaré.

— Piri t’a pardonné, ou pas encore ? demanda Ben, tout sourire.

— Je ne crois pas. Elle a mis un centimètre d’ail sur tout ce qu’elle m’a servi.

— Ne le prends pas personnellement. Il y a beaucoup d’ail dans la cuisine hongroise, l’ai-je rassuré.

— Même dans ma tarte au chocolat, a ajouté Sage.

— Bon, d’accord, tu peux le prendre personnellement, ai-je admis.

Ma mère était le dernier des politiciens encore présent dans la maison. Elle s’est tournée vers moi avec une moue triste.

— C’est incroyable, j’ai à peine réussi à te voir et je dois déjà m’en aller !

— Je sais ! Vas-y, on te suit. Nous partons aussi. Je n’avais aucune envie de rester à proximité de la maison après le départ du service d’ordre.

— Tu n’as même pas goûté aux desserts de Piri, se lamenta ma mère tandis que nous sortions tous les cinq. Elle a fait des croissants hongrois. À l’abricot, tes préférés.

— Est-ce qu’il en reste ?

— Quelques-uns, je crois. Si tu as de la chance.

— Je vais les chercher, dit Ben en voulant retourner à l’intérieur, mais Piri lui bloqua la route.

— Non ! hurla-t-elle. Ne reviens jamais en arrière quand tu viens de quitter une maison. Très, très mauvais.

— Ça va, Piri. Je veux juste prendre les gâteaux, lui expliqua Ben.

— J’y vais. Tu viens te mettre là, devant le miroir. Regarde-toi de travers, et tout ira mieux.

— Je le ferais avec plaisir, je vous le jure, vous savez que je le ferais, Piri, mais nous sommes un peu pressés. Je vais juste aller chercher les gâteaux.

Pendant que Ben forçait le passage de la maison, ma mère enlaça Rayna puis Sage comme un futur beau-fils. Ben rejaillit avec les croissants et tout le monde monta dans la voiture de Rayna. Ma mère et moi sommes restées enlacées.

— J’ai des vacances en avril, a-t-elle dit en me tenant les bras pour me regarder dans les yeux. Prenons une semaine pour aller quelque part, rien que nous deux.

— J’adorerais ! ai-je dit en retenant mes larmes.

Ma mère ne supporterait pas de me voir triste. Après être montées dans nos voitures respectives, nous nous sommes éloignées.

— Des croissants ? a demandé Ben en me tendant un sac plein de pâtisseries.

— Tu t’es quand même condamné au malheur rien que pour aller les chercher, alors oui !, ai-je dit.

— Ouais, ils ont intérêt à en valoir la peine, a concédé Ben.

— Mmm, ils en valent plus que la peine. Allez tout le monde, prenez-en ! ai-je marmonné la bouche pleine.

— Mmm, pas d’ail. Je ne sais pas si mes papilles vont réussir à les apprécier, a blagué Sage en les examinant.

— Où allons-nous ? a demandé Rayna.

— Excellente question ! Voyons voir…

Je sortis la planche de cribbage de mon sac pour la tendre à Sage en indiquant les notes de longitude et de latitude inscrites au dos.

— Où est-ce ?

Sage s’empara de son téléphone et entra les coordonnées.

— Intéressant.

— Quoi ? Ce n’est pas en Antarctique, j’espère. Je n’ai pas pris ma doudoune.

— Ce sont les coordonnées d’un bâtiment qui s’appelle le Shibuya 109, à Tokyo.

— Le Shibuya 109 ? Ben, il y a un magasin qui s’appelle « La Petite Porte » ! Tu crois que c’est l’endroit où travaille Magda ? ai-je demandé en me tournant avec excitation vers lui.

— Magda ? a demandé Sage.

— La descendante de la Dame Noire. C’est elle que mon père voulait voir.

— Vraiment, Magda… a répété Sage.

— Nous allons au Shibuya 109 ! Est-ce que c’est vraiment mal si je dépense ma bourse de fin d’année quatre mois avant de la recevoir ? s’est exclamée Rayna.

— Nous n’allons pas au Shibuya 109. Toi, tu as cours. Wanda te tuerait si tu séchais. Et elle me tuerait si je t’aidais à le faire, ai-je précisé.

— Mais c’est une expérience éducative. Je rédigerai un compte-rendu en rentrant.

— Ça peut être dangereux, Rayna.

— Dangereux ? Vous allez dans un centre commercial.

Elle simplifiait un peu les choses, mais elle n’avait pas entièrement tort. Le Shibuya 109 était le sommet de la mode pour la jeunesse branchée de Tokyo : dix étages de boutiques les plus avant-gardistes, toutes rassemblées dans un immense bâtiment cylindrique qui ressort dans le paysage urbain. Rayna et moi y avions fait des dégâts lors de notre dernière visite, mais ça remontait à trois ans et un autre pillage était à prévoir.

Autant j’avais envie de prendre l’endroit d’assaut en compagnie de Rayna, autant le moment était mal choisi. Si ça n’avait pas l’air dangereux de rechercher quelqu’un dans un magasin, rien ne s’était passé comme prévu au cours de ce voyage. C’était peut-être la première fois de ma vie que je ne voulais surtout pas que Rayna soit avec moi.

— S’il te plaît, n’insiste pas, Rayna. Si tu venais avec nous et que quelque chose arrivait…

À ma voix, elle comprit à quel point j’étais bouleversée et elle cessa de me taquiner.

— Pas de problème. Allez-y et moi, je vais rester ici à me languir de mon fiancé, blagua-t-elle.

Elle avait prononcé ces derniers mots avec un sens aigu du drame. Je ris avec soulagement. Non seulement elle comprenait, mais elle serait chez elle, en sécurité. Quand la voiture entra sur l’autoroute conduisant à l’aéroport, j’allumai la radio. Détendue dans mon siège, je pris une grosse bouchée fondante de croissant au beurre, en la gardant dans la bouche. Pendant ce bref instant, la vie était simple et pleine de joie. J’avais envie de la savourer. Je savais que ça ne durerait pas.